top of page

Allocution prononcée pour la remise du prix André-Gide, le 9 avril 2015

             Cher Robert Kopp, mesdames et messieurs les jurés, chers amis,

 

 

Il est étrange pour un écrivain de recevoir un prix littéraire, surtout si cet écrivain a placé dans la littérature une espérance qui relève de l’Absolu bien plus que du jeu avec les conditions par lesquelles la littérature est possible ; et sans doute, pour rester en conformité avec les principes de mon expérience intérieure, aurais-je décliné ce prix, n’étaient la qualité de ceux qui me le décernent et le nom même d’André Gide. Mes filles, aussi, qui ont traversé avec moi l’épreuve de l’opprobre, étaient heureuses que je l’accepte. Et je suis certain que J.B. Pontalis, le seul à m’être resté fidèle dans la tempête, et à la mémoire de qui est dédié ce livre qui devait paraître dans la collection qui a disparu avec lui, J.B. aurait aimé que je l’accepte. 

            Je pourrais dire que l’écrivain n’a ni prix ni honneurs ; ce serait vous payer de mots ; et ma vie a trop changé, depuis quelque temps, pour que les mots ne constituent pas, pour moi, un risque sans cesse grandissant – ce qui pourrait d’ailleurs être une définition de l’écriture littéraire. Ceux qui me connaissent savent que j’ai toujours fui les honneurs et les institutions : vieil instinct de guerrier ou d’homme né près de la terre, je me suis toujours tenu à l’écart, même quand on croyait que je jouais un rôle sur la scène dite littéraire. L’écrivain n’a pas de rôle, ou il n’en a plus, contrairement à l’époque de Gide et de Sibelius, tous deux contemporains capitaux de leur temps. Cette absence de rôle, aujourd’hui, est une liberté qui se paie d’une grande solitude – celle d’un écrivain réprouvé (l’écrivain « maudit » n’existant plus) qui rejoint d’une certaine façon celle d’un compositeur qui a reçu tous les honneurs, y compris celui d’incarner son pays au sein d’un silence dont l’énigme constitue l’objet de ce livre : le corps public et le corps secret ; j’ai, pour ma part, opté d’emblée pour le corps invisible. C’est pourquoi le prix que vous me décernez me semble tout à la fois intemporel et une ironie de l’histoire.

            Il y a quelques années, je me trouvais à la même table que le compositeur suisse Klaus Huber. Il était question des relations entre l’artiste et le pouvoir institutionnel, et de Boulez, en particulier. «  Je crains que Boulez n’ait consacré trop de temps à établir et maintenir son pouvoir au détriment de son œuvre », disait Huber en regrettant qu’on mise sur le temporel au lieu de l’éternel. C’est contre quelque chose du même ordre que m’avait mis en garde Roger Laporte, bien des années plus tôt, à l’époque de mon premier livre, lorsque je me demandais si je passerais l’agrégation ou travaillerais à une thèse. « Il faut choisir : l’écriture ou l’université », m’avait-il déclaré en me suggérant d’écrire, dans la belle acception intransitive de ce verbe. J’ai choisi l’écriture, non pour lui complaire mais parce que l’écriture me requérait déjà tout entier, ce que je demandais à la littérature étant à mille lieues de ce qu’on appelle le social, la carrière, la réussite. J’ai même, pour songer à Melville ou à Walser, fait un principe littéraire de l’échec ou de la préférence négative, ou, si vous préférez, du refus.

            Recevoir ce prix est donc une exception confirmant un principe. Et c’est une attitude que je dois à Gide. L’auteur des Faux-Monnayeurs fait partie de mes intercesseurs. Je lui dois même, après Rimbaud, ma première conscience littéraire, donc la haine de la fausse monnaie en même temps que l’émerveillement aux nourritures terrestres, la nécessité de l’immoralisme, la découverte de l’étroitesse des portes, le goût de la correspondance – et celles de Gide avec Valéry, Jammes, Claudel, Martin du Gard m’ont beaucoup apporté.

            Ma dette envers Gide, je la vérifie régulièrement en le relisant – récemment, son Retour de l’Urss, les jubilatoires Caves du Vatican, et tous ces textes qu’il appelait des soties mais qui ressortissent à l’inclassable, lequel tend à disparaître de l’édition, et constituent donc un véritable acte de dissidence dont, je l’espère, un livre aussi inclassable que mon Sibelius n’est pas tout à fait indigne. L’inclassable doit être notre loi, comme la lutte contre toute forme de réduction, de simplification, de quoi le Journal de Gide témoigne constamment. Un journal qui demeure toujours à portée de ma main, et qui prend un sens singulier, pour moi, au moment où j’entreprends, grâce à la persuasion de Léo Scheer, la publication intégrale du mien dans La Revue littéraire.

            Exemplaire André Gide : s’il n’est plus le « contemporain capital », détrôné dans la faveur de la modernité par Proust, Kafka, Pessoa, Musil, ou Faulkner, du moins reste-t-il notre contemporain, contemporanéité intempestive qui est une autre définition du classicisme, et particulièrement mon contemporain, en ceci qu’il a su se situer par rapport à la toute-puissance, déjà, du roman, n’en revendiquant qu’un seul et doublement mis en abîme, comme s’il pressentait que la littérature dût s’abîmer un jour dans ce genre.

            Quant au rapport de Gide à la musique, il est bien connu des lecteurs de ses Notes sur Chopin et maintes autres notations. Oserai-je dire que sa pratique du piano m’a beaucoup soutenu dans la mienne ? J’ai rouvert son journal, non dans l’édition augmentée qu’en a procurée Eric Marty mais dans l’ancienne, par une sorte de superstitieuse fidélité à l’adolescent que j’étais. Il n’y est pas question de Sibelius, pourtant son exact contemporain. Le compositeur finnois reste peu connu en France, malgré son génie et malgré sa réévaluation par la modernité musicale post-adornienne. Les grands contemporains musiciens de Gide furent Debussy, mort trop tôt, et Stravinsky, qui a écrit une musique sur sa pièce Perséphone.

            La littérature, la musique, le silence, les harmoniques de l’œuvre et de l’existence, ce contrepoint politique qu’est la lucidité absolue, malgré les plus grands honneurs, voilà ce qui, plus que leur contemporanéité historique, rapproche Gide et Sibelius. Que Sibelius et Gide soient associés en mon nom, grâce à vous et à la Fondation Catherine-Gide, voilà une manière de rendre actuelles des affinités mystérieuses mais particulièrement émouvantes en un temps où la culture risque d’entrer dans des souterrains. Soyez-en remerciés.

 

 

 

 

 

bottom of page